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Histoire d'un Allemand

Sebastian Haffner, Histoire d'un Allemand-Souvenirs 1914-1933. Actes Sud, 2002. Un témoignage bouleversant sur la montée du nazisme. Ecrit à la fin des années trente par un jeune magistrat de Berlin exilé en Angleterre, il constitue un magnifique démenti à la formule selon laquelle " on ne savait pas ", s'agissant de la nature du régime hitlérien et de ses intentions. Par Jean-François Bossy (Philosophie)

   

Introduction

         

L'ouvrage de Sebastian Haffner a eu un curieux destin. Ecrit entre 1938 et 1939 pour une commande de l'éditeur Warburg alors que l'auteur est en exil en Angleterre, le manuscrit ne fut jamais publié à cause de la guerre. Revenu en Allemagne en 1954, Haffner devint un journaliste et un historien renommé mais le livre était resté oublié. Ce n'est qu'à la mort de Haffner, en 1999, que fut retrouvé le manuscrit au fond de son bureau par ses enfants, avant d'être publié pour la première fois en 2000.

L'ouvrage a un grand succès dans les pays de langue allemande. Il est un récit et un témoignage incomparable sur la montée du nazisme et la vie des allemands dans la période de l'avant-guerre. Il constitue surtout un démenti cinglant à toutes les formules de la justification a posteriori qui reviennent sur cette période sur le mode du " on ne pouvait pas savoir ". Le témoignage d'Haffner, déjà en 1938, semble à ce point clairvoyant sur la nature du régime hitlérien et les suites qu'on peut en attendre, que des doutes furent émis par quelques historiens allemands sur l'authenticité du document. L'analyse scientifique du manuscrit a dû montrer qu'il s'agissait bien d'un inédit datant des années trente et qu'il n'avait pas été remanié après la guerre par son auteur.

         

Intérêt de l'ouvrage

         

Le récit de Haffner nous permet d'appréhender les événements d'une période majeure de l'histoire de l'Allemagne et de l'Europe à partir de l'histoire personnelle d'un enfant et d'un jeune homme. Le style très simple à travers lequel s'exprime le point de vue du narrateur, la précision des scènes évoquées à travers le regard de l'enfant, nous font la démonstration de l'évidence qu'était pour les contemporains du jeune homme la brutalisation de la société allemande dans les années trente.

Il constitue également un témoignage exemplaire sur les étapes successives par lesquelles une société peut être amenée aux pires crimes, les méthodes et les stratégies par lesquelles des criminels au pouvoir gagnent chaque jour du terrain et effacent peu à peu toute possibilité de résistance et de contestation, les effets progressif d'une certaine accoutumance aux logiques de ségrégation et d'exclusion, la rapidité, enfin, avec laquelle toute une société et une civilisation sûre de ses valeurs peut s'effondrer, victime de la barbarie.

         

Thèmes et problèmes

         
         

L'ouvrage est structuré en trois parties.

La première (" prologue ") est le récit des années de la guerre de 14 et de l'avant-guerre.

La deuxième, (" La révolution "), commence avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir en 1933 et décrit la découverte de ces nouveaux hommes au pouvoir, de leurs méthodes et de leur idéologie par quoi prend fin toute une société et une civilisation, celle du père de Sebastian.

L'adieu enfin nous montre les événements de la vie privée du jeune homme qui vont le conduire à choisir l'exil.

Le vent de l'histoire

         

Dès le début de son ouvrage, l'auteur le signale lui-même : ce qui fait la force de son témoignage, c'est qu'il peut nous restituer ce qu'aucune historiographie scientifique ne peut restituer: l'intensité incomparable de certaines périodes historiques, de certains événements. A cet égard, nous dit Haffner, la proposition " 1890 : Guillaume II renvoie Bismarck " est un énoncé qui équivaut dans un récit historiographique cet autre qui déclare, " 1933 : Hindenburg nomme Hitler chancelier " : même objectivité dans l'énoncé des faits, même parenthèse sur le cataclysme émotionnel, individuel et social que put constituer dans la vie des allemands le deuxième événement.

Or de ce point de vue, le jugement de l'auteur est sans appel. La plupart des événements de l'Histoire, même parmi ceux qui furent les plus décisifs pour une nation et un peuple, n'affectent guère la vie privée, individuelle et familiale, des hommes, au-delà du petit cercle des politiques qui sont concernés. Mais ce qui distingue à jamais la période et les événements de l'avant-guerre, selon Haffner, c'est qu'ils ont constitué au contraire un exemple unique de l'irruption de l'histoire jusque dans la sphère la plus intime de la vie de chacun. Il montre comment, avec l'avènement du totalitarisme nazie, éclatait cet îlot protecteur de la sphère privée où l'individu peut toujours se mettre à l'abri de l'histoire majuscule pour continuer de cultiver sa biographie personnelle. Or la dernière partie du livre intitulée " l'Adieu " illustre bien ce mouvement de l'histoire qui va briser rapidement tous les liens et toutes les attaches du jeune homme dans son pays natal pour le précipiter sur le chemin de l'exil. L'égarement profond d'un père qui voit disparaître en quelques années la société qui fut la sienne et les valeurs qui la fondaient, les persécutions progressives auxquelles se voit soumise sa jeune amie ainsi que sa famille de par ses origines juives, les différends et les hostilités qui le séparent de ses anciens camarades, la mise au pas d'une justice réduite à une caricature : tout concourt à une forme d'isolement et prépare le jeune homme à un exil prévisible.

         

Les signes annonciateurs de la Révolution

         

Haffner appelle révolution cet avènement de quelque chose qui dépasse de très loin la dimension d'un simple événement et vient bouleverser le cours de la vie de chaque individu. Pour autant, cette révolution ne survient pas du jour au lendemain : elle est comme une fatalité qui a disposé sur son chemin un certain nombre de signes annonciateurs pour qui sait voir. Haffner entreprend un retour en arrière pour retrouver ces signes.

Il y eu cette atmosphère belliciste de la guerre de 14 qui avait saisi d'enthousiasme le jeune garçon, et les premières sensations liées à l'apparition des masses sur la scène de l'histoire (p.30) qui marquèrent à jamais une très jeune génération : Haffner affirme qu'un phénomène tel que le nazisme trouve ses racines non dans l' " expérience des tranchées ", mais bien dans l'expérience qu'eurent les écoliers allemands de la guerre de 14-18 comme d'une sorte de jeu très intense.

Il y eu d'autre part cette épreuve douloureuse de la défaite allemande en 1918 dont Haffner rappelle qu'elle détermina chez un Hitler une rage de revanche et le choix d'une carrière politique.

Il y eut ensuite la révolution de 1918, indécise et très embrouillée, tant du point de vue de ses acteurs que de ses spectateurs, et les premiers signes d'une brutalisation des pratiques politiques : l'apparition des corps francs parmi ces hommes qui trahissent la cause révolutionnaire et se retournent contre les leurs, l'assassinat de Liebknecht, et de Rosa Luxemburg selon une méthode qui fera date selon Haffner, et qui consiste à abattre l'ennemi " alors qu'il tente de s'enfuir ". (p. 59) Les corps francs furent selon l'auteur la préfiguration des troupes nazies, par leurs opinions, par leurs pratiques décomplexées du meurtre et de la torture : Hitler allait leur donner une théorie.

Il y eut encore les événements qui rapprochèrent de la chute de la république de Weimar : l'assassinat crapuleux de Rathenau par deux jeunes garçons et cette année de 1923 qui allait consacrer selon l'auteur le sentiment de vivre dans un monde sans règles où le plus absurde devient possible, l'inflation galopante et la passion boursière qui renversaient en quelques heures les fortunes les plus assises et élevaient au dessus de tous quelques jeunes arrivistes peu scrupuleux… La violence et le nihilisme sont désormais sur le devant de la scène…

Un intermède de paix, de 1924 à 1929 ramena quelque stabilité pendant la gouvernance de Stresemann. Mais pour Haffner les signes avant-coureur de la catastrophe sont bien là, sous la surface. Et tout d'abord la folie collective du sport qui s'empare des allemands pendant ces années-là, et qui constitue comme un succédané des expériences intenses de la guerre de 14 vécue par les écoliers de la génération de l'auteur. Puis la mort de Stresemann et la nomination de Brüning comme chancelier, sorte de dernier rempart contre Hitler, la date du 14 Septembre 1930 où le petit parti ridicule d'Hitler devint le deuxième aux élections législatives, la célébrité croissante de Hitler proportionnelle à son enragement, l'anesthésie de ses adversaires, sa nomination, enfin, comme chancelier le 30 Janvier 1933.


Le désastre

         

La révolution, telle qu'elle est rapportée par Haffner, désigne à la fois un événement bouleversant, jusque dans l'intimité de la vie de chacun, mais aussi un véritablement changement d'ère sous forme d'effondrement civilisationnel. L'auteur prend à témoin son père dont la vie, dit-il, s'achevait, non sur une défaite, ce qui aurait impliqué d'avoir perdu contre des ennemis bien identifiés, mais sur une catastrophe, celle de la victoire de la barbarie contre la civilisation incarnée ici par la tradition de l'Etat de droit. Ce faisant, Haffner emboîte le pas à l'analyse d'un Marc Bloch dans " L'étrange défaite ", ouvrage lui aussi très précuseur, écrit dans les premières années de la guerre. La victoire des nazis n'y est pas vue comme le résultat d'une bataille perdue mais bien comme l'effet d'une guerre qui n'eut pas lieu faute de combattants, une victoire qui n'était pas due aux qualités et aux vertus du vainqueur, mais aux faiblesses de l'adversaire et à son effondrement avant même le début du combat.

Ici la conjonction des causes historiques profondes et des causes conjonturelles liées à la montée du nazisme eurent des effets apocalyptiques. D'un côté une modernité où les individus désinvestissent la sphère publique et se replient dans " le mécanisme de la vie courante ", pieds et mains liés à leur profession et leur emploi du temps, de l'autre une poignée d'hommes enragés et décidés, armés par l'idéologie et la terreur : en conclusion, une population traquée et acculée à pactiser avec le diable, l'ouverture des camps, pour tous les récalcitrants ou désignés comme tels, la stigmatisation et les humiliations pour les juifs et, par delà ce désastre humain, social et politique en cours, un nouvel ordre qui se met en place, plus proche de l'enfer que d'une vie humaine.

En effet, cette victoire des nazis, ce fut aussi celle d'une idéologie et d'un langage qui s'impose à tous les esprits par la force et la terreur. L'auteur mentionne alors les nouveaux sujets soulevés par les nazis, absurdes dans le contexte de l'ancienne société: la menace de mort appliqué à certains groupes, et en premier lieu les juifs, faisait tout d'un coup que le droit à l'existence de tel ou tel groupe devenait l'objet de discussion pour tous, enclenchant par là même toutes sortes de considérations oiseuses et de catégories stupides.(p.212) Un idiome brutal envahissait de ses vocables les discours et les écrits : " engagement, garant, fanatique, frère de race, dégénéré, sous-homme " (p.127)

         

La solution de l'exil

         

De la même façon qu'il avait souligné que l'attitude revancharde et va-en-guerre d'un Hitler à l'annonce de la défaite allemande de 18 ne fut pas une réaction unanime et inévitable chez les allemands de sa génération, de même Haffner laisse t-il entendre que l'exil se présenta comme un choix pour lui, un choix que ne suivirent pas les autres membres de sa famille, en particulier son père. Pour autant, ce choix se présente bien comme l'une des deux branches d'une alternative tragique à laquelle fut acculée le peuple allemand dans les années de l'avant-guerre : se mettre du côté des brutes et des bourreaux et se trahir, ou bien renoncer à sa patrie et tenter d'échapper à la déferlante barbare quelque part dans une Europe bientôt assiégée. Le choix de l'Angeterre par notre narrateur fut heureux.

       

Citations

         
       

1." La génération nazie proprement dite est née entre 1900 et 1910. Ce sont les enfants qui ont vécu la guerre comme un grand jeu sans être le moins du monde perturbés par sa réalité. " p. 36.

2. " Je voudrais souligner encore une fois que la réaction politique des enfants est tout à fait intéressante pour l'historien : ce que " tous les enfants savent " est en général la quintessence ultime et irréfutable d'un processus politique " p. 55.

3. " Je compris que la révolution nazie avait aboli l'ancienne séparation entre la politique et la vie privée, et qu'il était impossible de la traiter simplement comme un événement politique. " p. 311.

4." On aurait évidemment tort de supposer que l'Allemagne et sa culture étaient superbes et florissantes en 1932, et que les nazis ont tout démoli d'un seul coup. L'histoire de l'autodestruction de l'Allemagne du fait de son nationalisme pathologique est plus ancienne, et il vaudrait la peine de la conter. "p. 319.

5. " Ce n'était pas seulement sur une défaite que s'achevait la vie de mon père…, elle s'achevait sur une catastrophe. Ceux qu'ils voyaient triompher n'étaient pas ses adversaires…c'étaient des barbares qu'il n'avait jamais estimé dignes d'être même ses ennemis. " p. 326.


 
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