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Le siècle des génocides

Bernard Bruneteau, Le siècle des génocides. Paris : Armand-Colin, 2004. Une analyse historique et comparative des génocides au XXe siècle. Par Sophie Feradjian (Histoire-Géographie)



Introduction


Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université Pierre Mendès France de Grenoble II, Bernard Bruneteau, spécialiste de la question du totalitarisme, aborde dans cet ouvrage le délicat thème du génocide et de sa définition, à travers l’étude comparative des génocides des Arméniens, des juifs, du Cambodge, du Rwanda et de la politique génocidaire de l’URSS stalinienne.



Thèmes développés


Après un rappel, en introduction, sur l’évolution historique du concept de génocide et la nécessité pour l’historien de pratiquer une démarche comparative, B. Bruneteau mène son analyse en deux temps. En effet, avant de se pencher sur chacune des politiques génocidaires menée au cours du XXe siècle, il étudie dans un premier chapitre, ce qu’il nomme les « racines du comportement génocidaire contemporain »


Chapitre 1 : Aux racines du comportement génocidaire contemporain


La naissance de ce que B. Bruneteau nomme « le comportement génocidaire » s’articule autour de quatre temps forts qui facilitent cette distanciation avec la mort de « l’autre ». « La violence du XXe siècle a été préparée. »

La première étape est liée à l’époque coloniale et à ses massacres de conquête ou de domination des indigènes. Cependant, B. Bruneteau souligne que les massacres coloniaux peuvent parfois prendre la forme de « génocide sociétal » mais que les différents Etats centraux ne les commanditent pas. Un cas diffère, celui des Hereros, dans le Sud-Ouest africain, quasi anéantis par les troupes coloniales allemandes en 1904-1906 puisque l’on retrouve les critères génocidaires fondamentaux : l’intentionnalité de l’extermination, la politique de préparation de l’exclusion juridique et économique du « groupe victime » et élaboration d’un discours idéologique les présentant comme une menace, une race inférieure de paresseux, un obstacle au progrès.

La diffusion du darwinisme social par Ernst Haeckel, le premier à proposer une classification des races, constitue le second point et confère à des mouvements politiques très en vogue à la fin du XIXe siècle une caution scientifique. Cette idéologie raciste à travers la sociologie et l’anthropologie politique « appliquée » naissante constitue le terreau d’une culture belliciste qui justifie le droit du plus fort à anéantir le plus faible et autorise l’Etat à rechercher tous les moyens afin de produire une race plus forte, plus noble. Tous les germes de l’idéologie nazie sont donc présents.

La Première Guerre mondiale vient « parfaire » ce cheminement en inaugurant « une pédagogie de la violence extrême ». En effet, le concept de guerre totale s’accompagne de la destruction absolue de l’ennemi. Donner la mort doit apporter du plaisir. Le civil peut donc être considéré comme un « ennemi objectif ». Le détruire c’est détruire la société. On assiste à un processus de déshumanisation de l’autre qui rend l’individu indifférent à la mort. La violence peut alors faire son entrée en politique avec le bolchevisme et sa terreur d’Etat.

 

Chapitre 2 : Arménie 1915 : l’inauguration du génocide moderne


Le chapitre 2 offre une analyse du génocide des Arméniens. Il insiste sur le caractère inédit de ce qui est appelé « la Catastrophe », « l’éradication programmée de la présence arménienne millénaire sur le plateau anatolien par un Etat au nom d’un projet idéologique. » B. Bruneteau met en  garde contre une analyse réductrice qui verrait dans cet événement l’exacerbation d’une tradition musulmane de massacre ou un aboutissement des atrocités commises durant la Première Guerre Mondiale.

Les massacres de l’époque du Sultan Abdul Hamid permettent « l’acquisition d’une mentalité meurtrière ». L’idéologie officielle, l’islamisme apporte la justification à ces actes puisqu’elle affirme la supériorité du musulman sur le non musulman. L’analyse des massacres de 1894-1896, contre lesquels les Puissances sont incapables d’agir et qui causent la perte de 200 000 à 250 000 personnes, met en évidence la structuration d’une pensée génocidaire, une « culture du meurtre » selon V. Dadrian à laquelle il ne manque que l’idéologie politique présentant les Arméniens comme une menace et le contexte favorable à la prise de décision d’une politique génocidaire.

Le pas est franchi en 1915. Le génocide des Arméniens est perpétré devant les représentants des divers Puissances en poste dans l’Empire ottoman qui offrent des témoignages de l’extermination des Arméniens à l’échelle du pays. B. Bruneteau met en évidence les étapes du processus génocidaire : un travail préliminaire avec l’élimination des cadres et penseurs de la communauté arménienne le 24 avril 1915 et le désarmement des Arméniens servant dans l’armée ottomane. Suivent la mise en place d’un cadre légal avec la « loi de déportation du 27 mai 1915 » et la planification des massacres avec dans un premier temps la déportation selon des itinéraires qui peuvent changer puis la mise à mort de la population restante dans les camps de concentration de Syrie du Nord et de Mésopotamie. Enfin, la responsabilité de l’Etat du gouvernement central et de ses représentants locaux qui tire profit des moyens modernes de communication mis à sa disposition, est analysée ainsi que l’idéologie jeune-turque construite autour d’un discours nationaliste fondé sur l’idée d’une nation turque homogène partageant une même langue, éducation, tradition religieuse et histoire de laquelle les Arméniens comme les Grecs sont exclus. Il est de même de l’économie qui doit être « nationalisée ». Le génocide est donc conçu comme une étape nécessaire à la transformation de toute la société jeune-turque.

Pour conclure, B. Bruneteau se penche sur la trilogie dont est ou a été « victime » le génocide des Arméniens : l’oubli, la négation et la reconnaissance tardive. Il revient sur la commission des Alliés en 1918, le traité de Sèvres de 1920, les procès des responsables devant une cour martiale en 1919 et l’amnistie générale prononcée en mars 1931 après la victoire kémaliste pour s’attacher à expliquer que la négation de l’événement dès son origine conduit tout naturellement à l’oubli. L’Etat turc moderne peut donc signer le Convention sur le génocide de 1948 et développer une historiographie d’Etat niant le Génocide fondée sur trois points : l’absence de « peuple-cible », d’action unilatérale et d’intentionnalité étatique. Le meilleur représentant de cette historiographie n’est autre que l’islamologue Bernard Lewis.


Chapitre 3 : Politiques génocidaires en Russie soviétique


Insistant sur la difficulté de l’historien à considérer les victimes de la Russie soviétique comme des victimes d’un génocide, B. Bruneteau s’attache, dans un premier temps, à démontrer que le discours bolchevique contient la volonté d’exterminer des groupes entiers de la société fondée sur le « clivage ami/ennemi ».

Ainsi, dans ce qu’il nomme « la propédeutique de la terreur de masse léniniste » et qui apparaît dès 1905, il relève la justification des massacres de masse sur une base de classe avec, certes, des références à une revanche sociale mais aussi à une « régénération », la création d’un homme nouveau, « l’homo sovieticus ». C’est ce discours idéologique qui accompagne le processus de destruction du « bourgeois », groupe-cible à l’image du koulak, mais aussi des cosaques du Don et du Kouban en tant que groupe social. Il insiste sur le fait que cette terreur de masse, « politique d’hygiène sociale » qui est le fondement du projet communiste, permet la déshumanisation de l’ennemi et donc l’absence de pitié. Elle constitue le terreau de l’œuvre de nettoyage social menée, à partir de 1929, par Staline.

Les premières victimes sont les koulaks dont la liquidation est organisée par la résolution du comité central du 30 janvier 1930. Le processus de dékoulakisation est ici étudié sous son angle génocidaire. B. Bruneteau met en évidence cinq composantes qui lui justifient cette terminologie : la définition d’un groupe-cible selon l’idéologie bolchevique : l’action unilatérale et d’une extrême violence menée par le pouvoir central ; l’intentionnalité du pouvoir stalinien qui contrôle toutes les phases du processus de dékoulakisation ; l’extermination de l’autre pour ce qu’il est, le représentant d’une classe « ennemie » et non pour ce qu’il fait et enfin la déportation dans des contrées hostiles qui ne laisse guère de chance de survie. B. Bruneteau s’interroge alors sur le concept de « génocide de classe » et lui préfère l’expression « caractère ou conséquences génocidaires » en expliquant que « l’extermination d’une partie des koulaks n’est donc qu’un moyen, aussi absurde et horrible soit-il, de parvenir à une société socialiste collectivisée. Elle ne constitue pas sa propre finalité. Ensuite, le volontarisme idéologique de perpétrateur (l’intention) n’est pas toujours clair. »

Le second crime analysé sous son aspect génocidaire est la famine ukrainienne de 1932-1933. Rappelant que cet épisode n’est ni une conséquence de la collectivisation ni de mauvaises récoltes, B. Bruneteau insiste la décision étatique d’affamer une population en lui interdisant l’accès à toute forme de nourriture et donc de l’annihiler. Ainsi, tandis que le nombre de morts augmente, comptabilisé minutieusement par le pouvoir central, l’URSS exporte du blé. Cependant les motivations de cette famine ne sont ni économiques, ni socio-idéologiques ni militaires. Elles sont nationales : les Ukrainiens sont désignés comme cible parce qu’ils forment un « groupe national en tant que tel ». Restent à obtenir une meilleure connaissance de cette « famine-génocide » et sa reconnaissance par la communauté internationale.

Le dernier temps de ce chapitre est consacré à la politique de déportation ethnique des années 1937-1949 dont ont été victimes douze nationalités de l’URSS, Balkars, Karatchaïs, Kalmouks, Tchétchènes, Ingouches, Turcs-Meskhètes, Kurdes et les ressortissants des pays occupés par les Soviétiques dont les Baltes et les Polonais. Cependant, bien que l’on soit en présence d’une définition de « catégories-cibles », on ne peut parler d’intention délibérée d’extermination totale ou partielle de ces groupes. Ainsi, l’absence d’idéologie raciale, d’intentionnalité mortelle dans le processus de déportation qui revêt un aspect « utilitaire et circonstanciel » dédouane la Russie stalinienne de la responsabilité d’un génocide.

Chapitre 4 : Le génocide extrême : l’extermination des juifs d’Europe

Comment comprendre le génocide des juifs ou Shoah, événement central de l’histoire allemande et du peuple juif mais aussi événement en soi, comme un événement certes, absolument unique mais aussi inscrit dans ce que O. Bartov  appelle « des conditions historiques spécifiques qui lui ont donné naissance » ? Telle est la démarche menée par B. Bruneteau dans ce chapitre consacré à la Shoah.

Sur « le chemin du génocide », B. Bruneteau note l’antisémitisme passif présent en Allemagne qui après 1933 peut s’exprimer librement comme l’illustre la correspondance des soldats de la Wehrmacht envoyés sur le front de l’Est. De même, usant de la propagande, le message idéologique se diffuse dans une population qui « aveuglée », accepte de servir un Etat bureaucrate qui a besoin pour mener à bien son projet d’identification et de destruction des Juifs de l’adhésion et de la participation de la communauté nationale. Une mise au point historiographique permet, ensuite, de comprendre le cheminement de l’idéologie nazie qui passe de l’intention inhibée au projet d’extermination. Il note quatre étapes dans ce processus. De Juin à Novembre 1941, les populations juives mais aussi les résistants sont tués lors d’opérations mobiles, les Einsatzgruppen. Le pouvoir central travaille encore sur le projet de déportation à l’Est. De Décembre 1941 à Février 1942, le gouvernement allemand décide de l’extermination massive des Juifs. La conférence de Wannsee vient entériner cette décision. Face aux pressions du gouverneur général de Pologne Hans Frank qui voit les ghettos se remplir, l’extermination est conçue comme la seule issue face à ce flux de déportés. De Mars à l’été 1942, le génocide est organisé et planifié. Les camps d’extermination ou de mise à mort sont construits. Enfin, à partir de l’été 1942, le génocide industriel, organisé, méticuleux est mis en place dont Auschwitz en est le symbole. Enfin, pour clore ce premier point, B. Bruneteau évoque l’adhésion des populations locales au projet nazi d’extermination et souligne le caractère impérieux mais délicat de l’étude de ce sujet dans un contexte de « nouvelle Europe ».

Le second temps fort de l’analyse est consacré à la place de la Shoah dans « la globalité de la politique nazie d’extermination ». En effet, le processus génocidaire touchant les Juifs s’inscrit dans un projet global lié à la biopolitique nazie qui associe une politique sanitaire où la vie et sa préservation sont un véritable enjeu et une politique eugéniste et raciste visant à l’élimination de tout élément impur, tout « facteur de dégénération ». Il s’inscrit également dans une politique de normalisation sociale et de modernisation économique qui touche d’abord les malades mentaux puis les Tziganes, obstacles à cette restructuration socio-économique. Reprenant l’analyse de Götz Aly , B. Bruneteau explique que, face au désordre occasionné par les transferts de populations juives d’Europe, la question de la solution finale apparaît comme le meilleur moyen d’éliminer cette population gênante et inutile.

Reconnaissant l’originalité de la démonstration de ce dernier, B. Bruneteau en souligne, cependant, les limites. En effet, comment expliquer que les Juifs soient les seules victimes d’un plan d’extermination totale ? Les études menées sur les cadres de la SS font apparaître que ces hommes « ordinaires » ont baigné dans un univers mental fantasmé centré sur la « culture de guerre », la gloire du front de 1914-1918 où se sont illustrés leurs pères et sur la valorisation de la destruction de l’autre, cet ennemi déshumanisé qui s’incarne dans le Juif, ennemi par son adhésion à l’Internationalisme et aux idées universalistes des Puissances occidentales. A leurs yeux, ils sont des révolutionnaires dont la mission est de changer la société. Le national-socialisme leur offre la structure pour mener à bien leur projet. Leur motivation ultime à tuer et à contempler la mort dans les camps reste cependant obscure et incompréhensible.

Le dernier point de l’analyse menée par B. Bruneteau touche au débat sur l’unicité de la Shoah. Ce débat est conditionné par un travail de mémoire effectué par la communauté juive qui a soustrait l’événement au champ de l’analyse historique critique et par son inscription dans une histoire européenne qui se concevait comme humaniste et donc exempte de toute barbarie. En réaction à cette singularisation extrême, la Shoah est l’événement « désincarné » et central du XXe siècle, se développe un relativisme tout aussi néfaste, premier pas vers le révisionnisme et le négationnisme. C’est donc en adoptant la démarche comparatiste que B. Bruneteau minore les arguments en faveur d’un génocide « unique ». La Shoah a donc une spécificité mais elle s’inscrit cependant dans un processus génocidaire plus large. « L’histoire de la Shoah pousse en somme à chercher les parts du singulier et de l’universel dans toute entreprise génocidaire. Elle est la boussole morale mais aussi méthodologique. »

 

Chapitre 5 : Le génocide impuni du Cambodge


Dès l’introduction de ce cinquième chapitre B. Bruneteau souligne les enjeux de la question du génocide cambodgien : la tenue d’un procès des responsables, la reconstruction d’une mémoire collective cambodgienne et enfin la « re »définition juridique du concept de génocide. Après de nombreux aléas, le terme de génocide, omis volontairement dans les accords de Paris d’Octobre 1991, fait sa réapparition sur la scène internationale, en décembre 1997, lorsque l’ONU reconnaissait qu’un quart de la population cambodgienne avait été victime d’un génocide entre 1975 et 1979.

Les victimes du Kampuchea démocratique représentent 20 à 29% d’une population qui comptait en 1975 7 500 000 personnes. Plusieurs éléments permettent de mettre en avant une intentionnalité génocidaire. Tout d’abord, ces victimes appartiennent à des groupes-cibles choisis par les Khmers rouges qui correspondent aux ennemis politiques, à des catégories socio-territoriales - les provinces urbaines sont plus touchées que les provinces rurales ainsi que les « intellectuels » majoritaires en ville – et enfin à des groupes religieux ou ethniques – musulmans Chams, catholiques, Chinois, Vietnamiens. Ces trois groupes sont appelés par les Khmers rouges, le « peuple nouveau » composé des populations citadines contaminées par l’esprit réactionnaire et l’impérialisme, le « sous-peuple » des intellectuels, des professions libérales, des commerçants et du clergé, catégories non rééducables et les « traîtres », militaires et fonctionnaires de l’ancien régime. Ils sont « les trois montagnes » que l’Angkar a décidé de déraciner : « l’impérialisme, la féodalité, le capitalisme réactionnaire ». D’autre part ce pourcentage relève d’une volonté de donner la mort soit par la déportation dans les « communes populaires » où les déportés doivent affronter l’épuisement par le travail, la faim et la maladie, soit par les arrestations, la torture, les mauvais traitements et les exécutions dans les prisons dont la plus connue est le centre de Tuol Sleng appelé S-21 où 7 détenus sur 16 000 ont survécus.

Après avoir identifié les catégories de victimes, B. Bruneteau tente de cerner les « penseurs »  de ce génocide et ses exécutants. Il souligne que l’Angkar n’apparaît au grand jour comme étant le Parti communiste du Kampuchea qu’en 1977. Il note également, dans le parcours des ses cadres, les « Grands frères », trois moments fondateurs : une initiation au communisme dans le cadre d’un séjour en France par le PCF aux temps de la guerre froide, la clandestinité des années 1963-1970 avec la mise en œuvre d’une « révolution de la forêt » anti-urbaine et anti-occidentale et enfin l’impact de la révolution culturelle chinoise dans la structuration et radicalisation du mouvement khmer rouge. Enfin, il dresse un portrait des relais dont disposaient ces « enseignants-bourreaux » pour mener à bien leur entreprise génocidaire. Unis par une « culture du ressentiment » et une « volonté terrifiante de revanche », ils sont soient des marginaux, vagabonds, alcooliques de villages, soit des adolescents de 14-20 ans incorporés dans la milice, gardiens de prison ou espions soit enfin des élèves ou étudiants recrutés directement par les « Grands frères » lors de leurs enseignements.

Rejetant toute interprétation réactive – le génocide perpétré par les Khmers rouges est une réaction aux bombardements aveugles des campagnes cambodgiennes par l’aviation américaine – ou globalisante et donc euphémisante – le génocide s’inscrit dans le contexte général de massacres des années 1970 – B. Bruneteau cherche à définir s’il s’agit d’un génocide ethno-nationaliste, « cambodgien » ou d’un génocide communiste. S’appuyant sur différentes études, il analyse les deux thèses mettant en lumière leurs points forts et leurs faiblesses puis conclut que ce génocide est, par son modèle culturel de la « vengeance disproportionnée », cambodgien et communiste dans son désir d’extirper l’élément « bourgeois » de la société cambodgienne. « C’était en somme, dit D. Chandler « un phénomène du XXe siècle à la fois cambodgien, communiste et importé. Il représentait un amalgame unique ». »

En guise de conclusion, B. Bruneteau pose la fatidique question du procès des Khmers rouges enterrée par la politique d’amnistie menée dès 1994, relancée par la mort de Pol Pot en avril 1998 mais vidée de sa substance puisque la responsabilité génocidaire des Khmers rouges serait noyée dans un procès concernant l’ensemble des crimes commis entre 1970 et 1998. Il regrette l’absence d’un tribunal pénal international qui aurait permis un jugement des responsables, une refonte de la définition juridique de génocide en y intégrant les groupes politiques ou tout« groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire » et enfin la réaffirmation que démocratie et justice sont indissociables.


 

Chapitre 6 : L’ethnisme génocidaire de l’après-guerre froide et la naissance d’une juridiction internationale permanente


Ce dernier chapitre attire toute l’attention du lecteur car, riche d’informations et de renseignements, il permet de mieux comprendre deux événements qui, bien que contemporains et largement couverts par les médias, sont souvent mal connus, mal compris et véhiculent de nombreux stéréotypes.

Avec la fin de la Guerre Froide le monde est passé de ce que B. Bruneteau nomme « la désaffiliation idéologique et universaliste » à une « affiliation particulariste », le nationalisme. C’est ce nationalisme et son corollaire, le rejet de l’autre, rejet pouvant parfois aller jusqu’à l’exclusion, qui anime les conflits de ces 20 dernières années. Les analyses menées dans ce dernier chapitre sont centrées sur le « nettoyage ethnique » de Bosnie et le génocide des Tutsis au Rwanda, événements qui, à ses yeux, font resurgir tous les fantasmes longtemps enfouis dans les mémoires collectives, la porosité des limites entre « nettoyage ethnique » et génocide et enfin les carences du droit international dans ce domaine.

Après un bref rappel des événements de la guerre de Yougoslavie qui a fait 250 000 victimes dont deux-tiers de civils et 2,8 millions de réfugiés, B. Bruneteau étudie les mécanismes et idéologie de ce qu’il est convenu d’appeler un nettoyage ethnique. Mentionné dans le plan « RAM » , le nettoyage ethnique est appliqué suivant un processus clairement défini. Le groupe désigné, les musulmans bosniaques, est stigmatisé et exclu socialement – accès interdit à certaines professions et aux écoles. Un climat de terreur obtenu par des opérations militaires les pousse au départ forcé. Les départs volontaires sont autorisés après abandon des biens, mais ils sont rares. Enfin, les élites ou la population mâle sont exécutées.

A travers l’étude des événements de Srebrenica , B. Bruneteau pose alors très justement la question des limites du concept de « nettoyage ethnique » et de sa différence avec celui de génocide. Il rappelle que la résolution de l’ONU du 18 décembre 1992 parle de « nettoyage ethnique », « une forme de génocide ». Reprenant la définition que Norman N. Naimark donne de ces deux notions , il souligne à juste titre la difficulté à tracer une limite claire entre les deux. En effet, Srebrenica appartient à « la zone grise entre les deux »  car il contient deux composantes génocidaires. La première est l’intentionnalité. Alors que certains analystes parlent de massacres, les juges du Tribunal pénal international de La Haye, argumentent que le massacre de 7000 des 27000 hommes musulmans de l’enclave peut être qualifié de génocide car l’intention est évidente. C’est l’incapacité militaire à capturer tous les hommes musulmans qui explique le caractère sélectif du massacre. D’autre part, l’élimination des forces vives met en danger la communauté qui a, dès lors, peu de chances de survivre. La seconde composante génocidaire est l’idéologie serbe fondée sur l’exacerbation d’une construction mémorielle fantasmée  et sur l’ethnisme  qui véhicule une image infériorisante de l’autre, le Bosniaque, un traître qui a abandonné sa vraie foi pour se convertir à l’Islam.

Le second cas d’ethnisme génocidaire étudié est rwandais. L’étude porte, dans un premier temps, sur les caractéristiques et l’explication de ce génocide. En effet, ce génocide se caractérise par sa massivité, 80% de disparus, sa rapidité d’exécution, du 7 avril au 2 juillet 1994 soit trois mois, par sa cruauté – machettes, mutilations, viols par des malades atteints du Sida - et enfin par la « dimension populaire » dans la participation au crime, paysans, médecins, instituteurs, prêtres étant mobilisés aux côtés des milices et de l’armée. Trois facteurs complémentaires permettent de comprendre ce processus génocidaire. Le premier, de nature économique, insiste sur la pénurie de ressources dans la motivation des populations hutues. Le poids d’une culture de « conformité » et d’obéissance » est également invoqué pour expliquer cette capacité du peuple hutu a obéir aux ordres donnés et à pratiquer son œuvre génocidaire à heures fixes. Enfin, l’argument politique d’une élite hutue  prête à tout pour se maintenir au pouvoir ne doit pas être sous-estimé. Cette dernière joue sur l’ethnisme et développe une idéologie raciste qu’elle diffuse dans les médias .

Le rappel des faits historiques depuis l’époque coloniale, permet, ensuite, à B. Bruneteau de mettre en évidence la genèse du processus génocidaire. Ce dernier naît de l’instrumentalisation de l’ethnisme par une histoire officielle. L’arrivée des colons, allemands puis belges, à la fin du XIXe siècle ethnicise une différence consciente mais non polarisée entre Tutsis et Hutus. Le clivage est peu à peu intériorisé par les populations à tel point qu’à l’indépendance, en 1962, la majorité hutue, parvenue au pouvoir après la « Révolution sociale », accentue cette vision ethnique de la société en conservant les cartes d’identité avec mention de l’ethnie et en instaurant des quotas dans l’accès à certaines professions. Massacres de Tutsis au Rwanda suivi de l’exil de Tutsis vers le Burundi voisin en 1963, massacres de Hutus par la junte militaire tutsie au pouvoir dans ce pays en 1972, arrivée au pouvoir du général Habyarimana en 1973, création par des exilés tutsis, dans les années 1980, du FPR, Front patriotique rwandais, début de la lutte armée du FPR en octobre 1990, introduction sous la pression française du multipartisme et enfin signature des accords d’Arusha en août 1993, sont autant d’événements catalyseurs des peurs de chacun . Le crash de l’avion présidentiel le 6 avril 1994 est le déclencheur du génocide.

La présentation des mécanismes de ce génocide se clôt par l’analyse des responsabilités. Le premier cercle de « perpétrateurs » est réduit. Il est composé de membres du gouvernement, d’officiers de l’armée. Deux figures font l’objet d’un portrait particulièrement détaillé : le colonel Theoneste Bagosora et Pauline Nyiramasuhuko, ministre de la Famille et de la Promotion féminine . Le second cercle de responsabilité est quant à lui plus vaste puisqu’il englobe une grande partie du peuple rwandais. Ainsi, avant la politique de réconciliation nationale du président Paul Kagame qui conduit à la libération de 40 000 détenus, plus de 120 000 Rwandais reconnus responsables de génocide avaient été emprisonnés. Comme le souligne très justement B. Bruneteau, « Le travail de mémoire ne se fera donc qu’avec la condamnation des planificateurs du massacre par le tribunal pénal international d’Arusha en Tanzanie dont le travail se hâte avec lenteur. »

L’effet « bénéfique » de cet ethnisme génocidaire est l’adoption à Rome, le 18 juillet 1998 du statut d’une Cour pénale internationale, siégeant à La Haye et composée de 18 juges élus pour 9 ans par l’assemblée des Etats parties. Cette Cour, instituée le 11 avril 2002, intervient si la justice nationale fait preuve d’une incapacité volontaire ou involontaire à juger les responsables de crimes de guerre, contre l’humanité, agression ou génocide. Après de longs tâtonnements historiques et malgré la reprise comme définition juridique de génocide de celle de 1948, cette Cour donne naissance à un droit pénal international. Il ne faut cependant pas oublier quelques ombres à ce tableau. Sept Etats ont voté contre la création de cette Cour qui ne sera compétente que pour les faits commis sur les territoires des Etats signataires ou contre leurs ressortissants. De plus son action est soumise à la capacité d’action et de réaction de la communauté internationale qui en Bosnie comme au Rwanda s’est illustrée par son attentisme .


Conclusion : Pourquoi le XXe siècle est-il le siècle des génocides ?


Dans la conclusion de son ouvrage, B. Bruneteau apporte trois réponses à la question : pourquoi le XXe siècle est-il le siècle des génocides ?

Il est un siècle de génocide parce que la logique génocidaire est une logique totalitaire. Or le XXe siècle est le siècle des totalitarismes. L’idéologie totalitaire poursuit comme objectif principal la création d’une société homogène fondée sur un peuple uni débarrassé des ferments de la division, les exclus, les stigmatisés, Arméniens, juifs, bourgeois, koulaks… Dans une telle idéologie, le génocide n’est-il pas conçu comme la solution « idéale » pour supprimer toute source de conflit et de menace bien souvent fantasmés et hallucinés ?

Il est également un siècle de génocide parce que les génocidaires mettent à profit les outils de la modernité et de la rationalité que le XXe siècle leur offre. Le génocide est perçu comme le moyen de parvenir à cette nouvelle société moderne et idéale. C’est un « travail de jardinier ».

Enfin, le XXe siècle est un siècle de génocide parce que c’est le siècle de construction ou reconstruction et de consolidation des Etats-Nations. Or c’est dans cette perspective que se situent les régimes génocidaires lorsqu’ils mettent à exécution leur plan d’extermination. L’affirmation de la souveraineté nationale s’accompagne de la mise à l’écart puis de la stigmatisation de la minorité qui est très vite soupçonnée de complot. L’intégration à « l’économie-monde » par le biais de cette minorité « économiquement médiatrice » accompagnée d’un processus de démocratisation mal maîtrisé qui se transforme en domination de la majorité, engendre haine et génocide .


Intérêt de cet ouvrage


Cet ouvrage constitue donc un ouvrage de référence sur la délicate question du génocide. Tout d’abord, il donne une définition fort claire de la notion de génocide. De plus, il a le mérite d’offrir au lecteur une mise au point historique et historiographique synthétique sur chacun des grands processus génocidaires étudié. Ainsi la lecture des événements est éclairée par l’apport des nouvelles thèses et études. Leurs limites sont également mentionnées. D’autre part, en choisissant de mettre ces génocides en perspective, en les comparant, B. Bruneteau souligne leur singularité tout en mettant en exergue les points communs de toutes ces politiques exterminatrices. Enfin, cet ouvrage offre une bibliographie et une série d’annexes dont un tableau comparatif des politiques génocidaires et des témoignages, bibliographie et annexes intéressantes dans la perspective d’une réflexion personnelle ou menée avec des élèves.


Citations


Les citations et expressions extraites de l’ouvrage de B. Bruneteau sont déjà nombreuses dans ce compte-rendu. Peut-être peut-on reprendre la dernière phrase de sa conclusion qui ouvre des perspectives d’avenir à la lumière de la compréhension que nous avons du mécanisme génocidaire. « Au vu des effets pervers actuels de la globalisation et de la démocratisation sur les minorités de la planète, la tentation génocidaire risque d’avoir devant elle un beau XXIe siècle. »

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